II était une fois un homme malheureux. Il aurait bien aimé avoir dans sa maison une femme avenante et fidèle.
Beaucoup étaient passées devant sa porte, mais aucune ne s’était arrêtée. Par contre, les corbeaux étaient tous pour son champ, les loups pour son troupeau et les renards pour son poulailler. S’il jouait, il perdait. S’il allait au bal, il pleuvait. Et s’il tombait une tuile du toit, c’était juste au moment où il était dessous. Bref, il n’avait pas de chance. Un jour, fatigué de souffrir des injustices du sort, il s’en fut demander conseil à un ermite qui vivait dans un bois derrière son village. En chemin, un vol de canards laissa tomber sur lui, du haut du ciel, des fientes, mais il n’y prit pas garde, il avait l’habitude. Quand il parvint enfin, tout crotté, tout puant, à la clairière où était sa cabane, le saint homme lui dit :
— Il n’y a d’espoir qu’en Dieu. Si tu n’as pas de chance, lui seul peut t’en donner. Va le voir de ma part, je suis sûr qu’il t’accordera ce qui te manque.
L’autre lui répondit :
— J’y vais. Merci l’ermite !
Il mit son chapeau sur la tête, son sac à l’épaule, la route sous ses pas, et s’en alla chercher sa chance auprès de Dieu, qui vivait en ce temps-là dans une grotte blanche, en haut d’une montagne au-dessus des nuages.
Or en chemin, comme il traversait une vaste forêt, un loup lui apparut au détour du sentier. Il fut tant effrayé qu’il tomba à genoux en claquant des dents et tremblant des mains.
— Épargne-moi, bête terrible, lui dit-il. Je suis un malchanceux, un homme qu’il vaut mieux ne pas trop fréquenter. En vérité, je ne suis pas comestible. Si tu me dévorais, probablement qu’un os de ma carcasse te trouerait le gosier.
— Bah, ne crains rien, lui répondit le loup. Je n’ai pas d’appétit. Où vas-tu donc, bonhomme ?
— Je vais voir Dieu, là-haut, sur sa montagne.
— Porte-lui mon bonjour, dit le loup en bâillant. Et demande-lui pourquoi je n’ai pas faim. Car si je continue à avoir goût de rien, je serai mort d’ici quelques semaines. Le voyageur promit, bavarda un moment des affaires du monde avec la grosse bête et reprit son chemin. Au soir de ce jour, parvenu dans une plaine verte, il alluma son feu sous un chêne maigre. Au moment où il s’endormait, il entendit bruisser le feuillage au-dessus de sa tête. Il cria :
— Qui est là ?
Une voix répondit :
— C’est moi, l’arbre. J’ai peine à respirer. Regarde mes frères sur cette plaine. Ils sont hauts, puissants, magnifiques. Moi je suis tout chétif. Je ne sais pas pourquoi.
— Je vais visiter Dieu. Je lui demanderai un remède pour toi.
— Merci, voyageur, répondit l’arbre infirme.
L’homme au matin se remit en chemin. Vers midi, il arriva enfin vers la montagne. Au soir, à l’écart du sentier qui grimpait vers la cime, il vit une maison parmi les rochers, elle était presque en ruine. Son toit était crevé, ses volets grinçaient au vent du crépuscule. Il s’approcha du seuil, et par la porte entrouverte il regarda dedans. Près de la cheminée, une femme était assise, la tête basse. Elle pleurait. L’homme lui demanda un abri pour la nuit, puis il lui dit :
– Pourquoi êtes-vous si chagrine ?
La femme renifla, s’essuya les yeux.
— Dieu seul le sait, répondit-elle.
— Si Dieu le sait, lui dit l’homme, n’ayez crainte, je l’interrogerai. Dormez bien, belle femme.
Elle haussa les épaules. Depuis un an la peine qu’elle avait la tenait éveillée tout au long de ses nuits.
Le lendemain, le voyageur parvint à la grotte de Dieu. Elle était ronde et déserte. Au milieu du plafond était un trou où tombait la lumière du ciel. L’homme s’en vint dessous. Alors il entendit :
— Mon fils, que me veux-tu ?
— Seigneur, je veux ma chance.
— Pose-moi trois questions, mon fils, et tu l’auras. Elle t’attend déjà au pays d’où tu viens.
— Merci, Seigneur. Au pied du mont est une femme triste. Elle pleure. Pourquoi ?
— Elle est belle, elle est jeune, il lui faut un époux.
— Seigneur, sur mon chemin, j’ai rencontré un arbre bien malade. De quoi souffre-t-il donc ?
— Un coffre d’or empêche ses racines d’aller chercher profond le terreau qu’il lui faut pour vivre.
— Seigneur, dans la forêt est un loup bizarre. Il n’a plus d’appétit.
— Qu’il dévore l’homme le plus sot du monde et la santé lui reviendra.
— Seigneur, merci pour tout !
L’homme redescendit, impatient de rentrer chez lui pour trouver enfin la chance. Sur le chemin, il vit la femme en larmes devant sa porte. Il lui fit un grand signe.
— Belle femme, dit-il, il te faut un mari !
Elle lui répondit :
— Entre donc, voyageur. Ta figure me plaît. Soyons heureux ensemble
— Hé, je n’ai pas le temps, j’ai rendez-vous avec ma chance, elle m’attend, elle m’attend !
Il la salua d’un grand coup de chapeau tournoyant dans le ciel et s’en alla en riant et gambadant. Il arriva bientôt en vue de l’arbre maigre sur la plaine. Il lui cria, de loin :
— Un coffre rempli d’or fait souffrir tes racines. C’est Dieu qui me l’a dit !
L’arbre lui répondit :
— Homme, déterre-le. Tu seras riche et moi je serai délivré !
— Hé, je n’ai pas le temps, j’ai rendez-vous avec ma chance, elle m’attend, elle m’attend !
Il ajusta son sac à son épaule, entra dans la forêt avant la nuit tombée. Le loup l’attendait au milieu du chemin.
— Bonne bête, tu dois manger un homme. Pas n’importe lequel, le plus sot qui soit au monde.
Le loup demanda :
— Comment le reconnaître ?
— Je l’ignore, dit l’autre. Je ne peux faire mieux que de te répéter les paroles de Dieu, comme je l’ai fait pour la femme et pour l’arbre.
— La femme ?
— Oui, la femme. Elle pleurait sans cesse. Elle était jeune et fort belle. Il lui fallait un homme. Elle voulait de moi. Je n’avais pas le temps.
— Et l’arbre ? dit le loup.
— Un trésor l’empêchait de vivre. Il voulait que je l’en délivre. Mais je te l’ai déjà dit : je n’avais pas le temps, et je ne l’ai toujours pas. Adieu, je suis pressé.
— Où vas-tu donc ?
— Je retourne chez moi. J’ai rendez-vous avec ma chance. Elle m’attend, elle m’attend !
— Un instant, dit le loup. Qu’est-ce qu’un voyageur qui court après sa chance et laisse au bord de son chemin une femme avenante et un trésor enfoui ?
— Facile, bonne bête, répondit l’autre étourdiment. C’est un sot. À bien y réfléchir, je ne vois pas comment on pourrait être un sot plus sot que ce sot-là.
Ce fut son dernier mot. Le loup enfin dîna de fort bon appétit et rendit grâce à Dieu pour ses faveurs gratuites.