Je me rends dans un magasin pour acheter un pantalon avant de partir en vacances. Hésitant entre 2 tailles, je me dirige vers les cabines d’essayage. Je découvre alors que leur accès est bloqué. Je me tourne donc vers la vendeuse pour lui demander si je peux essayer. Je n’envisage pas un instant qu’elle puisse me dire non. Ma question est plutôt un prétexte pour qu’elle réalise que l’accès aux cabines n’est pas possible. Mais à ma grande surprise, la vendeuse me répond qu’elle est désolée mais que les cabines sont fermées. Elle m’explique qu’elle est seule en magasin et qu’elle n’a donc pas le choix . Je suis surprise car ce n’est pas la première fois que je vois une seule vendeuse dans un magasin et pour autant, les essayages restent généralement possibles. J’insiste un peu en arguant que je suis la seule cliente dans le magasin et que je vais faire vite. La vendeuse reste souriante et exprime à nouveau ses excuses. Elle finit par me dire qu’en réalité, elles sont deux mais que sa collègue doit gérer un transfert urgent de marchandises. Les cabines seront réouvertes d’ici 1H environ si je peux repasser à ce moment là.. Je réponds à son sourire et son air désolé, je repose mes vêtements, pars sans acheter et sans l’intention de revenir une heure plus tard.
J’ai travaillé pendant plus de 12 ans dans le secteur du retail, notamment en tant que responsable régionale, donc en contact direct avec les magasins. Cette situation à la fois ne m’étonne pas (je connais leur charge de travail et les budgets d’heures souvent restreints) mais en même temps m’interpelle : comment, cette jeune femme qui semble prendre son métier à cœur, en arrive à oublier le cœur de son métier ? c’est à dire la satisfaction client, ou au moins, la réalisation de son chiffre d’affaires.
Plusieurs hypothèses :
- Cette jeune femme, malgré les apparences, ne se soucie absolument pas de la réalisation des objectifs et de la satisfaction client. Personnellement, j’y crois peu. Un vendeur ou une vendeuse qui s’en fout royalement, ça se sent. Là ce n’était pas le cas.
- L’enseigne ne met pas le client au cœur de ses priorités. Certes, ça existe encore même si c’est de plus en plus rare. Cependant, connaissant bien cette enseigne, je sais que ce n’est pas le cas.
- La vendeuse a estimé qu’entre ce que j’allais potentiellement lui rapporté comme chiffre d’affaires compte tenu de ce que j’avais en main, et le « coût » que ça lui demandait de me laisser aller en cabine, elle avait tout intérêt à me laisser partir sans acheter. Peut-être… Mais son attitude ne communiquait pas cela. Un vendeur ou une vendeuse qui vous dédaigne parce que vous n’allez pas rapporter assez de chiffres et/ou que vous allez faire baisser ses indicateurs de vente, ça se sent aussi. Là ce n’était à nouveau pas le cas.
- Dernière option et qui me semble la plus vraisemblable : Elle a fait ce qu’elle a pu avec les moyens qu’elle avait à ce moment là. Cela l’a obligé à faire des choix. A faire ce qu’on appelle des régulations.
Penchons-nous de plus près sur cette 4ème option et notamment cette notion de régulation.
Les stratégies de régulation
Cette vendeuse a des objectifs. Par exemple, ce jour là, on peut au moins imaginer qu’elle a un objectif de CA et un objectif d’envoyer ce transfert de marchandises avant telle heure. Pour bien connaitre le fonctionnement de ce type d’enseignes, elle a sans doute d’autres indicateurs comme le panier moyen, l’indice de vente, le taux de transformation, le taux de fidélité, le NPS… Bref, elle ne manque pas d’objectifs quanti. Et à cela, se rajoutent des objectifs quali (comme faire ce transfert, changer ses vitrines, faire ses colis…). Pour ce faire, elle dispose de ressources personnelles (ses compétences, ses connaissances, son savoir-être, sa forme physique, sa motivation…) et de moyens mis à sa disposition (matériel, collègues, budget d’heures, stock de marchandises…). La combinaison des deux lui permet de réaliser des modes opératoires (manières de faire) qui vont lui donner des résultats. Selon l’entreprise les modes opératoires sont plus ou moins définis et stricts. Pour rester sur l’exemple, peut être que le mode opératoire d’un transfert est très cadré et que l’enseigne demande impérativement à ce qu’il soit fait en réserve. Peut-être qu’il existe aussi une règle obligeant à fermer les cabines quand il n’y a qu’un(e) vendeur(-euse) en magasin.
voici schématiquement, ce que ça donne :
Mais que se passent-ils quand il y a des imprévus ? par exemple, une caisse en panne, un vendeur absent, un flux clients bien supérieur aux projections, ou une demande de transfert qui tombe le matin et qu’il faut impérativement faire dans la journée ?
On voit bien sur le schéma qu’il existe 4 variables aboutissant aux résultats. Donc 4 options face à des imprévus :
- 1ère option : revoir les objectifs. Mais cette vendeuse a-t-elle cette liberté ? En général, non.
- 2ème option: revoir les moyens à la hausse. Mais encore une fois, cette vendeuse a-elle cette liberté ? En général non.
- 3ème option: revoir ses ressources personnelles à la hausse (acquérir de nouvelles compétences, renier sur ses temps de pause , boire un 5ème café pour tenir le coup…). La vendeuse a ici plus de liberté, mais elle reste un être humain, comme tout le monde, avec ses propres limites. D’autre part, le contrat de travail et le droit du travail existent notamment pour limiter à un cadre raisonnable l’utilisation de ses ressources personnelles.
- 4ème option: jouer sur les modes opératoires c’est à dire par exemple, ne pas suivre la procédure de transfert car l’équipe a une autre méthode qui lui semble plus rapide, ou encore faire le choix d’être moins orienté client pendant 1H, le temps de finaliser ce transfert.
Voilà ce qui se passe à chaque fois qu’un élément inattendu survient. Et dans le commerce, soyons clair, des impondérables, il y en a constamment.
Mais imaginons maintenant que même sans ces impondérables, il y a dès le départ un soucis, une inadéquation, et donc une nécessité de constamment réguler ? Notamment par exemple avec des objectifs et des modes opératoires qui se superposent et parfois s’opposent (par exemple: priorité client, mais là tout de suite, priorité au transfert OU priorité satisfaction client, mais vous devez fermer les cabines quand vous êtes seuls en magasin)
C’est hélas ce qui se passe dans beaucoup de métiers et les métiers de la relation client n’y échappent pas….
Le management des régulations
Mettons nous à la place de cette vendeuse : quand on fait ce métier parce qu’on aime la vente et le contact client, que ressentons nous à la fin de la journée quand on sait qu’on n’a pas du faire le coeur de son métier ? Pire quand on se sent empêché de le faire (par un manque de moyens, par des objectifs contradictoires etc…). C’est un sentiment terrible. Et le problème, c’est que des journées comme celle-ci, et donc des ressentis comme ceux là, c’est le quotidien de beaucoup de vendeurs. De quoi être particulièrement frustré et déçu. D’autant plus quand on sait que, sans doute, leurs managers leur demanderont des comptes quand le chiffre d’affaires n’aura pas été réalisé, ou que les indicateurs ne sont pas bons ou encore que le transfert de marchandises n’a pas été fait en temps et en heure…
Attention, quand je dis « demandera des comptes », ce n’est pas forcément d’une manière directive. Ce qui fera la différence entre un « bon » et un « mauvais » manager, ce sera justement la façon dont il réagira face à ces régulations nécessaires :
- Soit il est avant tout là pour checker l’atteinte des résultats et le respect des moyens et des modes opératoires. Et dans ce cas, il constatera forcément des manquements. Les régulations, même si elles sont nécessaires, sont alors niées. Le seul levier admis est celui des ressources personnelles ; alors, on (re)forme la personne ou on en conclue qu’elle n’a pas le savoir-faire, le savoir-être ou l’engagement nécessaire ;
- Soit il est là pour accompagner ses équipes à mieux réguler, en agissant sur leurs compétences (donc à nouveau les ressources personnelles), mais pas uniquement. Son rôle est aussi de revisiter les objectifs s’ils ne sont pas réellement atteignables, de les prioriser, de s’assurer que les moyens à dispo sont suffisants et/ou de mettre de la souplesse dans certains modes opératoires.
Souvent un manager fait un peu des 2, mais il penche toujours plus d’un côté que de l’autre. Soit parce que ses convictions sont ainsi. Soit parce que lui-même à un manager qui penche plus d’un côté ou de l’autre. Il suffit d’ailleurs d’un manager dans la ligne hiérarchique plutôt orienté check résultats/modes opératoires pour que cela se répercute sur tous les niveaux inférieurs. Et vu le nombre d’échelons entre un(e) DG et un(e) vendeur (-euse), et compte tenu que ces métiers de la relation clients s’exercent assez loin du regard et donc du contrôle visuel de la hiérarchie, il y a toujours un très grand risque pour privilégier la logique de check. Et voilà comment nombre d’enseignes multiplient audits et clients mystères, en plus de tous les indicateurs cités, afin de s’assurer que les modes opératoires soient scrupuleusement respectés. Et puis, n’oublions pas le rôle des responsables régionaux, à qui on fournit des check list commerce, merch, vitrine, gestion, RH etc… afin qu’eux aussi vérifient non seulement l’atteinte des résultats, mais aussi le respect des moyens et le suivi des modes opératoires… Je n’ai, en soi, rien contre les check-list. J’ai en utilisé et même crées moi aussi. Mais il faut qu’elles restent ce qu’elles sont, c’est-à-dire un simple outil et non une fin en soi qui permettraient de distinguer les bons et les mauvais élèves…
Pour revenir à notre vendeuse, face à un management davantage orienté « check », soit elle finira par partir (le turnover dans ce type de métier est très élevé, et ce n’est pas uniquement dû au fait que ce sont souvent des postes à temps partiel et au smic), soit elle prendra les choses très à cœur au risque de s’en rendre malade (perte de confiance en soi et/ou culpabilité de ne pas réussir à atteindre les objectifs, risque de surinvestissement et in fine d’épuisement), soit progressivement, elle se désengagera (elle jouera alors sur les modes opératoires qu’elle ne respectera plus ou ignorera certains objectifs).
Tout ça, alors qu’au départ, on peut imaginer une vendeuse qui avait envie de conseiller des clients et qui a rejoint une enseigne qui, comme beaucoup maintenant, revendique l’importance du conseil et de la satisfaction client. Bref, au départ, des conditions optimales pour réenchanter l’expérience client.
Bon, on est d’accord qu’il y a un truc qui cloche, non ?
L’impasse actuelle
Ce truc qui cloche c’est que souvent, le seul levier de régulation que la vendeuse a (mais aussi souvent son N+1, voire N+2), c’est de jouer sur ses ressources personnelles. Car tout le reste, lui est imposé.
Et ce qui est difficile, c’est que :
- d’une part, ça leur est majoritairement imposé par des personnes qui n’ont aucune réelle idée de leur quotidien. Si on ne fait par leur métier, on ne peut pas se mettre à leur place. Dans ces conditions, quelle est la pertinence notamment des modes opératoires prescrits (par exemple un service gestion qui a écrit le procédure de transferts) ? Comment peut-on être sûr que les moyens à dispo, les actions sur les ressources personnelles (notamment la formation) et les modes opératoires sont suffisants pour répondre pleinement aux objectifs fixés ? Croyez moi, même quand j’étais régionale et que je passais donc plusieurs heures par jour en magasin, je ne me rendais réellement compte de certaines choses que lors des grosses journées de commerce où je mettais la main à la pâte pendant plusieurs heures (car 5 minutes par ci par là, ça ne permet pas de voir grand chose). Et là, je prenais conscience de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Là, j’étais confrontée moi-même à tous les aléas, les irritants et casse-tête qui éloignent les équipes de leur cœur de métier, et/ou les obligent à arbitrer entre 2 objectifs inconciliables à cet instant précis.
- d’autre part, ça leur est majoritairement imposé par différents services qui ne communiquent pas forcément entre eux et qui sont focus sur leur propres priorités (dont le « réenchantement de l’expérience client » ne fait toujours pas partie). Résultat : les magasins se retrouvent noyés sous les demandes. Et la satisfaction client finit par n’être qu’une demande parmi tant d’autres, même si, dans les discours, l’enseigne parle de « priorité client ». D’autant plus que l’exigence est globalement la même sur tout (que ce soit un transfert à réaliser, une vitrine à changer, ou une cliente à servir). Face à l’impossibilité de tout faire, c’est souvent ce qui est le plus factuel et visible qui sera privilégié. Donc pour reprendre mon exemple, les responsables de la vendeuse ne sauront jamais rien de mon expérience, par contre, ils sauront si le transfert de marchandises a bien été réalisé ou non. La vendeuse a donc régulé par nécessité, et son choix s’est orienté vers ce qui serait le plus facile à contrôler par son manager. Et à ce jeu là, l’expérience client est souvent perdante…
Bien sûr, même si les enseignes ne connaissent pas forcément cette notion de régulation, elles constatent cependant que l’expérience client n’est pas toujours au niveau de ce qu’elles souhaiteraient. Le hic, c’est la manière avec laquelle elles répondent à cette problématique.
Elles vont ainsi de plus en plus rigidifier les objectifs, les moyens et les modes opératoires, laissant de moins de moins de marge de liberté et donc de levier de régulation aux équipes magasin :
- « Nos équipes de vente ne s’occupent pas bien des clients, alors, formons les… encore »… quitte à même leur apprendre à dire Bonjour (et oui, car on en est là…) => on joue donc à nouveau sur le levier « ressources personnelles » (car c’est sensé les faire monter en compétences), mais aussi et surtout celui des « modes opératoires » en contraignant les équipes de vente à se comporter de telle ou telle façon à chacune des étapes de vente …
- « Nos résultats sont dans le rouge, alors, mettons encore plus à disposition de KPIs, histoire de comprendre d’où vient le problème »… quitte à ce que tout le temps passé à les analyser, soit du temps en moins avec les clients, et quitte à éloigner encore un peu plus les équipes de l’objectif/indicateur principal => on joue donc à nouveau sur la variable « objectifs » en en rajoutant…
- « Nos résultats ne sont pas bons, alors serrons encore plus les heures, mais cela ne doit pas impacter le service client, le visuel magasin, l’animation, la formation et le coaching des équipes sur le terrain etc… » => on joue donc sur la variable « moyens » en la diminuant
- « Les modes opératoires ne sont pas respectés en magasin, alors demandons aux responsables régionaux d’être encore plus exigeants »… quitte à ce qu’ils viennent en magasin uniquement pour compter les bons et les mauvais points et occultent les régulations nécessaires => on joue donc à nouveau sur la variable « modes opératoires » en l’augmentant
- etc…
Ces stratégies ne fonctionnent pas/plus. Pire, elles aggravent la situation… Et pourtant, ça fait des années qu’on agit ainsi. Avec l’intime conviction qu’on fait les choses différemment et qu’on a trouvé la bonne solution.
Je ne blâme personne. J’ai fait ça également. J’y ai cru. Et c’est normal puisque c’est le modèle mental dominant dans le monde du retail. C’est juste qu’aujourd’hui, en ayant pris du recul, je m’aperçois de l’impasse dans laquelle ça amène les équipes de vente, mais donc aussi les enseignes. Enseignes qui se trouvent déjà souvent dans des situations économiques particulièrement tendues.
Mais plus c’est tendu, plus on a tendance à faire encore plus de la même chose, en estimant que ce n’est pas la recette qui pose problème mais son application. Or, c’est bien la recette qu’il faut changer.
Un virage à 180°
Alors, si vous m’avez suivi jusque-là dans mon constat et mon raisonnement, si vous êtes d’accord sur le fait que les mêmes stratégies amènent aux mêmes résultats, vous serez peut-être prêts à envisager un virage à 180° ?
Un virage à 180° est une stratégie proposée par l’Ecole Palo Alto et qui consiste à prendre le contre-pied de ce qui a été fait jusqu’à présent.
A une époque où l’on parle de réinventer les métiers, où l’on évoque des changements de paradigme, réfléchir à des solutions qui sont l’inverse de ce qu’on a tenté jusqu’à présent, me semble particulièrement intéressant. Ce n’est pas facile, certes. C’est même contre-intuitif (sinon, il y a longtemps qu’on l’aurait fait!). Mais c’est terriblement efficace.
- Si au lieu d’augmenter sans cesse le nombre d’indicateurs et de tableaux de bord, on les diminuait ? Il s’agit d’essentialiser. De définir les 2/3 KPIs pour chaque fonction. Les KPIs les plus importants et en lien avec la mission de l’entreprise ET en lien avec la mission de chaque métier ;
- Si au lieu de s’attacher à des fiches de postes, on se concentrait sur des missions de poste ? Cela permettrait de retravailler sur « c’est quoi le rôle de chaque fonction dans l’entreprise ? en quoi chacun contribue à la vision et mission de l’entreprise ? « Cela redonne du sens, ça essentialise à nouveau, ça replace tout le monde au bon endroit (et donc en général, ça replace chacun sur le fait qu’il est soit au service du client, soit au service de ceux qui sont au contact du client…). Il est alors beaucoup plus facile d’animer chacun sur sa mission avec ces 2/3 KPIs clés ;
- Si au lieu de définir les modes opératoires par des fonctions supports, on laissait les équipes définir la meilleure façon de procéder pour réaliser pleinement leur mission ? C’est ce que Daniel Abittan, fondateur de PhotoService, Grand Optical ou encore Chateauform’, martèle à ses équipes à travers cette phrase : « Je vous donne tous les droits pour satisfaire nos clients, quel qu’en soit le coût et sans demander la permission à quiconque »;
- Si au lieu de demander aux managers de checker le respect des moyens et des modes opératoires, on leur apprenait à manager les régulations ? Le/la responsable de magasin et le/la responsable régional développent ainsi une vraie posture de coach et aussi une posture de patron défendant ce qui est réalisable ou non, cohérent ou non pour que le magasin réalise sa mission et celle de l’entreprise ;
- Et si au lieu de chercher à réenchanter l’expérience client, on commençait d’abord par réenchanter l’expérience collaborateur ? Et ça ne passe par le fameux babyfoot ou un séminaire au vert. L’expérience collaborateur se définit avant tout par ce que le collaborateur vit au quotidien. Et si son quotidien est fait de régulation et de casse-tête, c’est en travaillant là-dessus qu’on réenchantera réellement son expérience.
Au plaisir de continuer à poursuivre ces réflexions ensemble 🙂
Bon rééchantement de vos expériences clients et collaborateurs
Marion